samedi 14 juillet 2012

Art brut 2012 : émulation ou prolifération ?

Texte initialement publié en italien dans la revue en ligne

  Si l'on se limite à considérer la situation européenne et francophone, un intérêt sans précédent semble s'être emparé de l’art brut ces deux dernières années. Du côté de l'exposition des objets ainsi désignés, comme du côté des discours qui se portent sur eux, ce mouvement d'expansion et d'effervescence ne manque pas d'influencer la réception et la compréhension de l'art brut. Du point de vue des chercheurs du Collectif de réflexion sur l'art brut (CrAB), ce moment spécifique requiert une vigilance  critique renouvelée, afin de préserver le sens et la valeur de l'art brut et permettre à ce concept de rester efficient pour penser l'art.

Institutionnalisation et mondialisation
L’intérêt pour les objets apparentés à l’art brut ne date pas d’hier, on le sait. Depuis la mort de Jean Dubuffet, il y a bientôt trente ans, les appellations et les collections se sont multipliées – une première mutation qui tend à transformer l’art brut en label. Si la référence reste la collection réunie par Dubuffet lui-même à partir de 1945 aujourd'hui présentée à la Collection de l’art brut à Lausanne, la part théorique de l’art brut élaborée au cœur des écrits du peintre est parfois ignorée, souvent considérée comme périmée et toujours différemment interprétée. La référence à « l'art brut de Dubuffet » constitue donc une filiation sans cohérence et sans consensus, pour ne pas dire conflictuelle.
Depuis la fin des années 1990, et à l'heure du débat concernant la « crise de l'art contemporain », un jeu de territoires juxtaposés (et parfois même superposés) constitue le champ de l'art brut comme une sorte de bataille cartographique : art hors-les-normes, art outsider, art singulier, création franche, art en marge, etc. sont utilisées comme des étiquettes, pour définir de nouvelles frontières qui tentent d'inventer un autre monde de l'art, différent de celui que l'on considère comme « officiel ». Le travail mené à la Halle Saint-Pierre à Paris, sous la direction de Martine Lusardy, témoigne de l'existence de ces territoires, largement rassemblés sous l'expression d'« art populaire contemporain ». Depuis la première exposition en 1995, « Art brut et compagnie », qui se donnait pour but de révéler « la face cachée de l'art contemporain », jusqu'à la dernière en date sous le commissariat des fondateurs de la revue Hey!, il s'agit de faire exister un autre monde de l'art. Parallèlement, des défricheurs mènent un travail de terrain remarquable, tels Bruno Montpied, auteur du blog Le poignard subtil, ou Jean-Louis Lanoux, auteur du blog Animula vagula. Ces démarches conservent un esprit de résistance anti-institutionnel : elles découvrent et décrivent, fortes de leur investissement subjectif et d'une poétique personnelle, mais elles se gardent de tout discours analytique. Dans le souci de préserver le monde de l'art brut du monde de l'art (tout court), elles parient sur une cohabitation sans dialogue. On retrouve là le paradoxe inhérent à l'exposition de l’art brut : comment montrer sans assimiler ? Comment protéger sans ghettoïser ? Mais surtout, comment éviter de réinventer des catégories là où, précisément, la tentative était de penser l'art hors des catégories ? Autrement dit, comment, par la seule juxtaposition d’un autre monde, préserver l’efficacité critique de l'art brut ? Dans cette perspective, la solution logique serait, comme le propose Alain Bouillet, de ne plus parler d’« art » et d'« œuvres d’art », de ne plus utiliser le lexique de l’art pour aborder les productions plastiques concernées. Mais alors, comment faire de l’art brut un outil pour interroger l’art si l'on considère qu’il n'appartient plus au champ de l’art ? Les enjeux qui sous-tendent les différentes démarches ne sont pas les mêmes, mais ils ne sont pourtant pas incompatibles. Là encore, l’art brut révèle la nécessité de travailler ensemble : ce concept ne peut être compris par un seul point de vue ou dans le contexte d’une seule discipline.
La démarche qui cherche à protéger l’art brut d’une intégration, d’une assimilation au monde de l’art moderne et contemporain cultive une certaine méfiance à l’égard de la pensée académique, alors confondue avec l’académisme, et rejette bien souvent toute forme de discours. Or, comment permettre à des œuvres (et à des démarches justement) de faire sens sans discours ? Comment comprendre un phénomène et le penser, le faire penser, sans tisser des liens critiques entre les différentes approches qui ne cessent de se juxtaposer ?
Car, à partir des années 2000, une deuxième mutation guette l’art brut par le biais de son institutionnalisation et de son entrée sur le marché de l’art. Par rapport à la décennie précédente, le mouvement semble s’inverser : l’art brut s’ouvre au monde de l’art contemporain auquel on cherchait jusque-là à l’opposer.
En Belgique, à Liège, le Madmusée prend de l’ampleur, tandis qu'à Bruxelles l’Art & marges Musée (Art en Marge, avant 2009) ne renonce pas à faire dialoguer art brut et art contemporain. En Suisse, les dernières expositions de la Collection de l’Art Brut montrent des œuvres souvent inédites venues des quatre coins du monde (Inde, Canada, Japon, Russie, Indonésie, Ghana, Côte d’Ivoire, Etats-Unis d’Amérique, Chine) qui confirment ce mouvement d’expansion. En France, des expositions comme « La Clé des champs » (Paris, Jeu de Paume, 2003), « A corps perdus : abcd, une collection d’art brut » (Paris, Pavillon des Arts, 2004), par exemple, sont également emblématiques de cette mutation, du fait qu’elles furent présentées dans des lieux institutionnels parisiens dévolus à l’art moderne et contemporain. D’autres acteurs désormais incontournables ont mis en place des expositions qui montrent un intérêt fort pour des œuvres apparentées à l’art brut, comme à la Maison Rouge, la fondation d’Antoine de Galbert. Enfin, la donation de la collection L’Aracine au musée d’art moderne et contemporain de Villeneuve d’Ascq en 1997 et les expositions qui en découlent (sous l’expression « Les Chemins de l’art brut ») ont catalysé ce changement. L’ouverture en septembre 2011 du LAM – Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut de Lille Métropole à Villeneuve d’Ascq – apparaît sans doute comme l’événement-clé relatif à l’art brut en ce début de décennie : ce moment institutionnel couronne la tendance à l'intégration de l’art brut dans le monde de l’art. Parallèlement au déploiement pérenne des collections de L’Aracine, complétées par les acquisitions du musée, le marché de l’art confirme une tendance à l’ouverture internationale et au succès commercial de l’art brut. C'est le cas de la nouvelle galerie de Christian Berst (anciennement « Objet trouvé ») à Paris dont les recherches s’orientent hors d’Europe. L’activité de la galerie du Marché à Lausanne, de la galerie Jean-Pierre Ritsch-Fisch à Strasbourg et d'autres marchands non-spécialisés – sans parler de la multiplication des ventes publiques sur différentes places européennes où certaines cotes se voient confirmées et des records battus – confirme un engouement exponentiel du marché pour l’art brut. On pourrait dès lors se demander si ce mouvement d’ouverture et d’expansion n’est pas calqué sur le modèle du phénomène de mondialisation qui s’est emparé de l'art contemporain, symptomatique d’un mimétisme de fonctionnement.

Du côté du discours et de la recherche
Face à cette mutation des pratiques de collection et d’exposition, les discours critiques et scientifiques sont tenus d’évoluer. De nouveaux lieux de réflexion sont nés qui cherchent à cerner ce qu'il advient de l’art brut aujourd'hui. Du côté de la recherche scientifique, l’enjeu reste de préserver l’art brut d’un usage comme simple étiquette à apposer sur des productions pour les valoriser commercialement. Mais l’évolution de l'art brut ne consiste pas non plus à l’élaborer comme une catégorie, ou pire un « genre » ou un « style », ni à l'interpréter a posteriori comme un « mouvement » comme on le lit bien souvent, – une manière inavouée de l’intégrer dans l'histoire de l'art et le marché. L’art brut reste difficile à appréhender parce qu'il est constitutivement hétérogène. Et il est intéressant du point de vue de la recherche parce qu’il fait problème. Il met à mal nos grilles conventionnelles et exclusives de lecture (historiographique, sociologique, linguistique ou psychanalytique). Il ne cesse d’interroger les notions qu’il convoque : l'art, la folie, la marge, la culture, autrement dit le rapport de l’homme à la société (en passant par l'art). L’art brut est en ce sens fondamentalement une pratique de pensée critique, qui renouvelle les approches par une extension et une problématisation des frontières de l’art. L’indésignable de l’art brut renvoie à ce qui fait nos limites, notre taie, à savoir l’institutionnalisation des découpages scientifiques, et conduit logiquement à bouleverser ces derniers. En somme, l’art brut invite à un décloisonnement des sciences humaines par la fédération de disciplines qui participent toute d’une anthropologie de l’art. C'est le point de vue du Collectif de réflexion autour de l'art brut (Crab), fondé par huit chercheurs français, suisse et italien en septembre 2010. Le CrAB s’est avant tout constitué comme un espace de mutualisation de recherches puis, par extension, comme un « lieu » de travail ayant pour but de créer des liens non seulement entre des personnes issues de différents champs de recherche (histoire de l’art, littérature, linguistique, histoire, patrimoine, muséologie, psychologie, entre autres sciences humaines), mais également en dehors du cadre de la recherche universitaire. Transdisciplinaire, le CrAB a été fondé sur une forte conviction commune de la part de ses membres : l’extraordinaire capacité de l’art brut à mobiliser de nombreux champs de recherche en même temps. En retour, on ne peut répondre adéquatement aux questions lancées par l’art brut – le concept et les œuvres – qu’en croisant les points de vue émanant de ces différentes disciplines. À l’approche historique qui tend à resituer la genèse de l’art brut dans le climat artistique de l’immédiat après-guerre, s’ajoute une approche contemporaine qui vise à interroger l'efficace de l’art brut dans le monde d’aujourd’hui, le domaine de l’art et celui de la pensée critique. Le CrAB organise depuis deux ans un séminaire de recherches à l’Institut national d’histoire de l’art. En outre, il met en œuvre différents types de rencontres avec des acteurs du monde des apparentés à l’art brut (La Fabuloserie, la Biennale d’Art-Hors-les-Normes de Lyon, le Festival Serendip à Paris, entre autres), afin de produire un véritable travail critique que sollicitent souvent ces derniers en retour. Enfin, un projet de publications est en cours afin de diffuser les travaux de recherche du collectif.
 En 2011, d’autres initiatives de recherche ont vu le jour. Un séminaire s’est ouvert au Collège international de philosophie à Paris, en partenariat avec l’association de la collection Abcd  (Art brut connaissance et diffusion), sous la direction de Barbara Safarova, docteur en esthétique. Dans un premier temps, le travail de réflexion proposait une analyse des « images des créateurs bruts » en interrogeant leur rapport au corps ; dans un deuxième temps, le séminaire invite cette année des collectionneurs à s’exprimer sur leur pratique. Le LAM vient de lancer un séminaire sous la codirection d’Anne Boissière, professeur d'esthétique à l'Université de Lille-III et directrice du Centre d’étude des arts contemporains, et Savine Faupin et Christophe Boulanger, respectivement conservateur et attaché de conservation en charge de la collection de l’art brut du musée. Une étude transdisciplinaire des notions de mythes, individuel et privé, et de l’expression « mythologies individuelles » (notions et expression respectivement présentes chez Jacques Lacan, Carl Einstein et Harald Szeemann) est proposée. Il est significatif qu’après avoir appréhendé l’art brut comme une catégorie, le LAM recentre son discours sur l’efficacité conceptuelle de l’art brut, ce qui fait écho aux positions du CrAB : le but étant de mettre à l’épreuve non seulement la notion d’art brut mais plus généralement celle d’art. De son côté, la galerie Christian Berst organise également des conférences et des rencontres qui tentent d’interroger ce qu'il advient de l’art brut aujourd'hui. Enfin, il faut également évoquer, antérieur à toutes ces initiatives, le séminaire animé par Lise Maurer du GREC (Groupe de recherche et d'études cliniques) « De la trinité en déroute au sinthome » qui, s'il affirme une approche essentiellement psychanalytique, n’en convoque pas moins des invités issus de différents champs de recherche.
Emanant de lieux différents et chargées d’enjeux divergents, ces initiatives ont en commun la nécessité de croiser les points de vue. Plus que jamais, l’art brut manifeste cet impératif : la nécessité de penser ensemble, hors des catégories, hors du cloisonnement des disciplines, hors des frontières géographiques et théoriques. C’est en ce sens que le CrAB travaille et qu’il entame une collaboration avec l’Osservatorio Outsider Art à Palerme, afin que l’émulation ne se réduise pas à une juxtaposition proliférante, afin que les « rives de l’art brut », pour reprendre l’en-tête du blog Animula vagula, ne se résument pas à de simples « dérives ». 

* Texte écrit par B.Brun, V.Capt, C.Delavaux et R.Trapani pour le CrAB, initialement publié en italien dans la revue en ligne Osservatorio Outsider Art , n°4, pp. 142-151.

samedi 7 juillet 2012

Le Crabe de Catherine URSIN, 2010

Cinq pièces d'une même feuille de métal oxydée, rouillée, recouverte d'une peinture écaillée jaune, ont été découpées et assemblées par des coutures de fil de fer. L'animal est un crustacé hybride : sa gueule, cousue de brins métalliques, fanons ou dents acérées, évoque pêle-mêle la baleine, la pince du crabe, ou encore un macro-insecte d'Amazonie (cerf-volant ou scarabée géant). Trois pattes pointues peuvent propulser la bête à grande vitesse, qu'une queue de poisson peut bien dédoubler. L'épiderme de cet étrange animal – un hybride dirait-on – est un monde à lui seul. Les cloques, arrachements de matière, corrodations et patines multiples lui donnent un air de surface de vieille planète. Une vieille rengaine.


La forme même de cette curieuse monstruosité ne va pas sans évoquer certains cancers des églises médiévales. Les sculpteurs romans et gothiques aimaient à représenter, à l'ombre des porches sculptés des sanctuaires, le zodiaque. Celui-ci formait arche, dédoublant celle des travaux des champs qui évoquait les saisons : conception cyclique du temps. Ce bestiaire trahissait une certaine résurgence païenne et sauvage, de celles qui réaffirment un postulat fort : la lune fait les marées, les astres jouent la Terre, de surcroit la vie. Le crabe de Catherine Ursin garde en ses formes ce savoir hors temps, paradoxale mémoire.

C'est son efficace qui se joue dans ses découpes, son aspect rude, son antique patine. Il est un crabe au-delà des crabes, en-deçà d'eux comme au-dessus. Un ancien type, un père mythologique, un archétype de la forme « crabe ». Il s'oppose au savoir tout fait. Il ouvre une brèche dans notre connaissance – somme toute si étriquée – de la forme « crabe ».

BB, mai 2012

Ceci n'est pas de l'art brut...

Lorsqu'en 2010, nous créâmes le collectif, il fallut penser à un visuel. Dans un monde où tout passe par l'image, nous ne pouvions faire l'économie d'adopter une forme qui allait s'avérer constituante de notre identité. Néanmoins un problème se posait, de par la nature même de la petite aventure que nous mettions alors sur les rails. Nous nous intéressions à l'art, bien sûr, ce qui impliquait un soin particulier à cette démarche iconographique. Traquer un motif de crabe dans un ouvrage d'art brut aurait pu être une solution (ainsi ceux dessinés par Somuk que Jean Dubuffet et Patrick O'Reilly admiraient dans les années quarante). Mais notre vocation à tourner « autour » de l'art brut, à en partir pour y revenir dans d'incessants échanges, nous conduisit à chercher « ailleurs » que dans ces corpus préétablis. Pourquoi ne pas faire travailler des artistes (non bruts!) aujourd'hui ? Ni brut, ni singulier, ni hors-norme, ni contemporain. Il s'agit parfois de tourner le dos à la Terreur. Et de prendre les choses de biais.

Deux formes naquirent. Deux femmes, Caroline Sury et Catherine Ursin, se munirent de leurs outils, encre et papier pour l'une, feuille de métal récupéré, fil de fer, poinçon et grignoteuse pour l'autre.

Pour aller voir leur travail :